dimanche 6 mai 2012

L'illusion du "vrai" consacre le règne des experts



Le débat politique et l’exercice du pouvoir à la lumière de Michel Foucault
(Toutes les citations utilisées proviennent de
l’Ordre du Discours de Michel Foucault.)

Nous vivons dans l’illusion du vrai. Nous croyons en l’existence de la vérité et la force de cette croyance nous a fait occulter le fait que la vérité n’est qu’un « système historique ». Est vrai ce qui correspond à toutes les caractéristiques sociales du vrai, ce qui a été découvert grâce à une méthode légitime de recherche de la vérité. Nous vivons aujourd’hui dans une société où la science est maitresse. La méthode scientifique s’est donc imposée comme le seul moyen du vrai. Le seul discours légitime est le discours scientifique.

Ceci a eu une conséquence majeure en politique. La volonté de rationalité a effacé la nécessité de la confrontation des angles de vue. « Angle de vue » est même devenu une expression péjorative et toutes les opinions se cachent aujourd’hui sous des apparences de vérité. Le contenu du discours politique est maintenant contraint d’émaner de connaissances scientifiques pour être légitime. Le registre n’est plus idéologique dans le discours politique, il est celui du bon sens. La politique est devenue une science.

Mais plus que cela, la politique s’est « scientificisée » dans son contenu. La politique n’est plus considérée comme un débat d’idées, comme un affrontement de visions du monde, comme une opposition de définitions du « bien » différentes. La politique est devenue un combat pour la vérité. Aujourd’hui pour qu’une déclaration politique soit légitime il faut qu’elle s’appuie sur un  « corpus de propositions considérées comme vraies », pour reprendre l’expression de Foucault. Le discours politique ne sera accepté que s’il se fonde sur des propositions scientifiques issues d’autres disciplines. Il en va ainsi du recours croissant à la citation de paroles « d’experts », sociologues, biologistes ou économistes. La politique ne peut être légitime que si elle est une volonté de mise en application d’une théorie scientifique, que si elle s’attaque à un problème mis en évidence par les experts de la question. La politique n’est également légitime que si elle est « réaliste », c’est-à-dire en correspondance avec la description scientifique de la réalité concernée.

Il suffit ici de regarder la place énorme qu’a prise l’économie en politique. Foucault dit « les pratiques économiques, codifiées comme préceptes ou recettes, éventuellement comme morale, ont depuis le XVIe siècle cherché à se fonder, à se rationaliser et à se justifier sur une théorie des richesses et de la production ». On a fait de l’économie une science imparable, une science « sociale-dure ». La politique, traitant de la société mais devant se soumettre à la science, a donc été envahie de toute part par l’économie. On le voit bien dans la campagne présidentielle. Les débats entre les candidats sont autant de tentatives de dénoncer « l’inapplicabilité » du programme des autres voire leur caractère « d’aberration économique ». Ainsi on dénonce l’utilisation de statistiques fausses, de prévisions de croissances trop élevées, de mécanismes inflationnistes oubliés etc. Ici l’exemple du débat Hollande/Sarkozy d’entre-deux tours est presque caricatural. Pour plaire il ne faut pas avoir une philosophie de vie, il faut avoir les bons chiffres. Il faut connaitre le PIB, le taux d’épargne, le nombre de pertes d’emplois industriels etc. Et le débat se résume à des accusations de mensonge et d’affirmation de la détention du « vrai » chiffre.

Michel Foucault écrit dans l’Ordre du Discours « une proposition doit remplir de complexes et lourdes exigences pour pouvoir appartenir à l’ensemble d’une discipline ». La politique est devenue une discipline scientifique. Ceux qui font de la politique, qui peuvent légitimement parler de façon politique, sont donc une catégorie spécifique d’individus. Il n’y a qu’à voir le niveau actuel de professionnalisation de la politique. Des parcours comme Sciences-Po et l’ENA forment les scientifiques de la politique. Ces scientifiques doivent se soumettre à une méthode pour garder leur statut et prouver qu’ils font de la science. Ils doivent respecter « les gestes, les comportements, les circonstances, et tout l’ensemble de signes » qui correspondent à la définition du discours politique. Ainsi on ne fait pas n’importe quoi quand on est en campagne ou quand on est président de la République.

Prenons l’exemple de Philippe Poutou. Il est intéressant d’observer les commentaires qui sont faits dans les médias ou que l’on entend parmi nos pairs à son sujet. Ce n’est pas un scientifique de la politique et cela lui est reproché. Beaucoup peuvent accepter qu’il n’ait pas reçu la formation spécifique pour choisir la voie de la politique, nous aimons les autodidactes. Mais pour avoir autant de « valeur » que les autres à nos yeux il devrait se conformer aux codes. Et il ne le fait pas. Son registre de langage, ses dispositions corporelles, sa façon de s’habiller ne correspondent pas à ce que l’on attend du politique. Yann Barthes au Petit Journal a commenté plusieurs fois des déclarations de Poutou en disant « On ne dit pas ça quand on est candidat à la présidentielle ».

Au final la politique en se « scientificisant » est devenue le règne des experts. Et les politiques finissent par être l’application de quelques expertises et non plus une expression du vouloir collectif. L’action politique est de moins en moins dictée par les volontés collectives. Elle n’est plus tant le moyen de changer la définition de ce qui est acceptable socialement que la simple tentative d’optimiser scientifiquement la pérennité de la population. Les politiques mises en place ne se réclament pas d’un courant d’idée, elles se disent la solution la plus efficace à un problème défini scientifiquement. Les scientifiques analysent la réalité, cernent ses « disfonctionnements » et élaborent des modèles pour obtenir une réalité plus « adéquate ». Dans son discours inaugural Foucault dit «un ensemble aussi prescriptif que le système pénal a cherché ses assises ou sa justification, d’abord, bien sûr, dans une théorie du droit, puis à partir du XIXe siècle dans un savoir sociologique, psychologique, médical, psychiatrique : comme si la parole même de la loi ne pouvait plus être autorisée, dans notre société, que par un discours de vérité ».

Michel Foucault exprime en partie cette idée lorsqu’il élabore le concept de biopolitique. La biopolitique est une forme d’exercice du pouvoir fondée sur les sciences dures. Un pouvoir qui ne s’exerce non pas sur un territoire et sur un collectif, mais sur les individus directement et jusque dans leur aspect charnel. La biopolitique s’applique à optimiser la force collective en administrant les corps. Foucault explique l’évolution de la politique dans ce sens avec une analyse historique. Il observe les actions politiques entreprises au XVIIIe siècle pour limiter la propagation des épidémies, notamment la procédure de mise en quarantaine. Il observe que les gouvernements captent de plus en plus leur population, exerce un contrôle de plus en plus grand, avec un motif de surveillance et de maitrise de la santé. Il analyse ainsi les politiques d’hygiène publique mises en place au XIXe siècle. Pour finir il s’intéresse au contrôle des natalités, niveau très avancé du biopouvoir puisque le gouvernement intervient jusque dans l’acte symbolique de reproduction.

Foucault serait sûrement rempli d’effroi aujourd’hui devant l’ampleur prise par ce phénomène. Le gouvernement essaye de maitriser la consommation d’alcool et de tabac des individus. Les débats publics aujourd’hui évoquent des recherches sur un « gêne de la criminalité » et le gouvernement français a proposé de repérer de façon très précoce les enfants à potentialité turbulente pour mettre des moyens d’éducation spécifique à leur disposition et les juguler. On donne des réponses scientifiques à des problèmes scientifiques. Mais par là-même on oublie l’humain. L’homme scientifique, qui s’érige au rang divin par l’affirmation qu’il détient la vérité, écrase ses opposants et n’accepte ni la remise en question ni l’erreur. Celui qui veut interdire le scanner corporel dans les aéroports pour des motifs de dignité ou de croyances n’a pas de valeur, son discours n’est pas scientifique alors il ferait mieux de se taire. Est disqualifié celui qui maintient que les enfants turbulents n’ont pas cela dans leur gêne mais dans leur inconscient. Et celui qui dit que l’Etat mène une politique d’hypocrisie en inscrivant des slogans anti-tabac sur les paquets de cigarettes n’a pas les médecins de son côté, il peut donc gentiment retourner chez lui.


Adoptons une définition contingente de la vérité et évitons l’écueil de l’absolutisme. Acceptons que la vie ne soit qu’une succession d’erreurs et nous empêcherons l’avènement d’une technocratie froide et déshumanisée. Redonnons au débat politique son caractère idéologique et révélons les points de vue partiaux qui se masquent sous l’apparence de la vérité scientifique. Edgar Morin a appelé François Hollande à promouvoir un retour de l’humain et de la politique sur la science et ce dernier semble avoir conscience de cet enjeu (1). Je l’encourage à mettre en application cette déclaration car elle est à la base de toute évolution de notre société vers un nouveau modèle. Voilà le vrai changement.

(1) http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/05/04/le-pouvoir-pour-quoi-faire_1695946_3232.html?xtmc=edgar_morin&xtcr=2
Edgar Morin « Il faut par ailleurs reprendre un contrôle humain, éthique et politique sur la science. »
François Hollande « Le rôle du politique est de déterminer les limites et les enjeux du progrès scientifique. »